Bizarrerie énergétique

Au 19 :30 du 13 décembre, la RTS annonçait : « La fusion nucléaire réussie pour la première fois aux États-Unis », https://www.rts.ch/info/sciences-tech/technologies/13620530-la-fusion-nucleaire-reussie-pour-la-premiere-fois-aux-etatsunis.html. Revenez à cette émission, ses explications et ses interviews parce que la nouvelle, tournant en boucle dans tous les médias du monde, vaut le détour. Il est dit que le processus par lequel le soleil produit son énergie a été réalisé pour la première fois sur terre dans une machine nommée NIF.  Les mots semblent trop faibles pour exprimer la grandeur de l’accomplissement.  On croit comprendre qu’il s’agit d’une percée décisive, promesse d’électricité durable, propre et sans limite.

Le résultat annoncé est en effet remarquable, mais la réalité que cache cette agitation est bien différente. Plusieurs articles nous l’expliquent, par exemple : Mecklin, J., The Energy Department’s fusion breakthrough: It’s not really about generating electricity. The Bulletin of the Atomic Scientists. 16.12 2022.

Sans revenir à Hiroshima et Nagasaki (1945), partons de la décision des Etats-Unis de cesser les tests réels de bombes nucléaires. C’était en 1992, les Russes l’avaient fait deux ans plus tôt. Ces deux puissances disposaient chacune de dizaines de milliers de bombes H et des moyens pour les envoyer à destination. Chez l’une comme chez l’autre la dissuasion nucléaire était un volet essentiel de la politique nationale. Elle impliquait beaucoup de monde et beaucoup de sous. Bien sûr, il fallait avoir confiance que, en cas de besoin, l’ensemble du système fonctionnerait selon l’attente. Ainsi, pour en être sûr, on faisait exploser de temps en temps, profondément sous terre, une bombe choisie au hasard parmi celles qui attendaient un éventuel usage. Il fallait aussi pouvoir tester les engins nouvellement conçus. Politiquement, pour un pays comme les Etats-Unis, il était bien difficile de se priver des ces possibilités. La tension était grande entre les faucons qui en voulaient plus et plus vite, et ceux qui pensaient qu’il fallait trouver autre chose que l’équilibre de la terreur. Pour mettre tout le monde plus ou moins d’accord on créa le Programme de gardiennage des armes nucléaires. Faute de tester pour de vrai, les moyens de la nouvelle administration reposaient sur deux voies principales : la simulation par ordinateur, et la recherche expérimentale sur le processus de la fusion nucléaire. Le NIF – Nuclear ignition facility – est le pilier de cette deuxième approche.

Parlons un peu de physique. La fusion nucléaire est en principe assez simple. On prend différentes sortes (isotopes) d’hydrogène (H), on les compresse, beaucoup, on les chauffe, pire encore, et, ce faisant, les atomes fusionnent par paires pour produire un autre atome, l’hélium avec libération de beaucoup d’énergie. Dans le soleil, la pression nécessaire est générée par le poids des couches supérieures. Elle est considérable puisqu’elles s’étendent sur plus de 600’000 km de rayon. La température est venue avec la pression lors de la formation de l’étoile il y a quelque 6 milliards d’années. Depuis, la fusion continue toute seule. Le système est bon pour encore quelques milliards d’années.

Contrairement à l’annonce de la RTS, le fait d’avoir obtenu de l’énergie de fusion nucléaire au NIF n’est pas une nouveauté puisque la première bombe H a explosé en 1952. Dans ce type de réaction, la pression et la température nécessaire à amorcer la fusion sont générées par l’explosion d’une bombe A. Le résultat n’est guère utilisable « pour le bien de l’humanité ».

Le but du NIF est semblable ; il consiste aussi à réaliser la fusion nucléaire, mais cette fois de manière contrôlée. Pour ce faire, un pellet d’hydrogènes de la taille d’un grain de poivre est soudainement compressé par l’intense douche de radiation que génère l’impulsion de 192 lasers dans une cavité de forme subtilement étudiée (image de titre).  Avec un peu de chance, la température et la pression atteintes sont suffisantes pour amorcer la fusion dont l’apport énergétique renforce encore la réaction… pas pour longtemps, le pellet explose, se disperse, la réaction s’arrête et la capsule est détruite. La grande difficulté consiste à faire durer la réaction – peut-être un centième de microseconde (10-8) – suffisamment longtemps pour que l’énergie produite par la fusion soit significative. On voit le problème : imaginez que vous cherchiez à serrer très fort dans votre main une masse de pâte à gâteau ; elle ne va pas rester là, elle va s’échapper d’entre vos doigts, tout comme le grain d’hydrogène dans sa cavité, à moins que le grain soit parfaitement sphérique et que la pression s’applique de manière absolument uniforme. Tout est là ! Depuis 1997, les chercheurs du NIF essayent de réaliser ces conditions en ajustant correctement les lasers, en donnant à la capsule la forme qui convient, et en faisant de sorte que le grain d’hydrogène soit de forme idéale. Dès le départ, le programme avait défini un but ambitieux : faire en sorte que l’énergie de fusion dépasse l’énergie déposée dans la cavité par les lasers. Ce fut difficile. Il fallut énormément de simulations digitales et d’innombrables essais pratiques. À un moment donné, le Congrès US a même menacé de tout arrêter, trouvant que l’expérience coûtait trop cher et progressait trop lentement. Finalement, le 5 décembre, les gens du NIF ont gagné. 3,15 MJ d’énergies sont sortis de la cavité alors que les lasers n’y avaient déposé que 2,05 MJ. Le but était atteint. Le concept du NIF était validé. Les chercheurs avaient démontré qu’ils maîtrisaient admirablement les conditions complexes de cette expérience. On pouvait leur faire confiance. Les gardiens de la panoplie nucléaire US avaient prouvé leur compétence. La mini-bombe du NIF en était la preuve.

Relativisons quand même le succès. Oui, le bilan dans la cavité a été positif de 54%, mais les lasers utilisés ont un rendement de moins de 1%. Il a donc fallu 100 fois plus d’énergie pour produire les faisceaux entrant dans la chambre de fusion. Et puis, l’énergie engagée n’est pas si terrible que cela. Pour fixer les idées, disons qu’elle correspond à la moitié de ce que je produisais, dans ma jeunesse, lors d’une bonne balade en montagne. Pour égaler l’énergie produite par une centrale nucléaire typique, il faudrait que les explosions se succèdent tous les dixièmes de seconde ! Il est bien clair que le NIF n’a jamais été destiné à cela, ni d’ailleurs à produire de l’énergie ; il sert à expérimenter la fusion nucléaire en laboratoire.

Il n’empêche que, l’idée de produire de l’énergie au moyen de fusion nucléaire reste extrêmement attirante. La science mondiale y consacre des efforts considérables, mais la méthode n’est pas celle du NIF. Actuellement, la voie sur laquelle se concentrent les efforts s’appelle Tokamak. Il s’agit d’une boîte en forme de tore contenant un gaz formé des atomes d’hydrogène avec lesquels on veut induire la fusion. Pour ce faire, il faut les chauffer à, disons, 150 millions de degrés. C’est beaucoup, mais ceci n’est pas le plus difficile. On y arrive moyennant quelques bons faisceaux d’ondes. La vraie difficulté consiste à faire en sorte que le plasma ainsi formé ne s’approche pas de la paroi. On réalise ce tour de force par un subtil arrangement de champs électromagnétiques produits par des bobines électriques encerclant le tore. Une de ces machines existe à l’EPFL. Elle n’est pas destinée à produire de l’énergie, mais elle permet à l’équipe lausannoise d’être parmi les meilleures de celles qui cherchent à contrôler la stabilité du plasma dans le tore ; elle contribue ainsi à l’effort mondial visant à générer une énergie abondante et relativement propre par fusion nucléaire.  Actuellement, les meilleurs espoirs reposent sur le projet mondial ITER, dont la construction est bien avancée à Cadarache au sud de la France.  C’est une construction gigantesque, d’une complexité – et d’un prix – incroyables, un concentré de technologie comme il n’en existe peut-être nulle part ailleurs.  ITER est conçu pour produire pendant une dizaine de minutes un plasma de fusion équivalent à 500 MW de puissance thermique pour une puissance thermique injectée dix fois plus faible. Il a été annoncé en novembre 2022 que la découverte de fissures dans les aimants repousse les premiers essais à 2030 ; les résultats de fusion sont attendus pour bien plus tard. Une centrale pratiquement utilisable pour fournir de l’électricité n’est envisageable qu’à la génération suivante. Je ne serais pas étonné si, d’ici là, profitant de tous les acquis de l’immense programme de recherche publique, un industriel ambitieux, bien financé par des capitaux privés, vienne finalement coiffer ITER au poteau avec un projet plus léger et plus souple. Ce ne serait pas la première fois qu’un effort public se ferait court-circuiter au dernier moment par le privé. Cela a failli se produire en juin 2000, avec le projet du génome humain.

Bon, voilà déjà trois pages noircies de mini bombes atomiques et d’énergie de fusion péniblement contrôlée, mais je ne vous ai toujours pas dit ce qui m’interpelle vraiment dans cette affaire.  Il y a deux aspects. 1) Pourquoi en fait-on un tel buzz médiatique mondial ? 2) Pourquoi ce buzz a-t-il un tel succès dans la population ? Je n’ai de réponse ni à l’une ni à l’autre de ces questions. Essayons quand même d’y voir un peu plus clair.

Pour ce qui concerne l’accueil enthousiaste de la nouvelle perçue – à tort, ainsi que nous l’avons expliqué – comme une avancée décisive vers la maîtrise de l’énergie du soleil et la promesse d’une source d’énergie nouvelle, propre et illimitée, je la mets en parallèle avec l’expérience bizarre acquise dans ma pratique de ce blog. Chaque article que j’y publie suscite un certain nombre de commentaires de lecteurs. Chose surprenante, la plupart n’ont à peu près rien à faire avec le sujet proposé. Pour un gros tiers, ces commentaires sont des prises de position en faveur de l’énergie nucléaire, pas tant celle de la fusion dont on parlait plus haut, mais celle de la fission telle qu’elle existe dans les quelques 400 centrales nucléaires actuellement en opération dans le monde ou les versions améliorées, actuellement en développement. Sur mon blog, en novembre 2021, j’avais effectivement consacré un article critique à l’énergie nucléaire (https://blogs.letemps.ch/jacques-dubochet/2021/11/20/energie-nucleaire-non-merci/), mais, à part cela, ce sujet n’est pas vraiment ma tasse de thé. Je me demande alors pourquoi tant de mes lecteurs veulent constamment y revenir ici. On pourrait croire que cette forme d’énergie les ravit, en tous cas autrement plus que le joyeux soleil qui, ici, sur terre, nous réchauffe et nous fait du bien.  Peut-être que, s’il était encore là, C.G. Jung y verrait l’obstination d’un archétype mental lié à la nature mystérieuse d’une terrible force élémentaire. Mystère !

Mon autre question se rapporte au buzz mondial de la soi-disant percée fondamentale du 5 décembre. Imaginons que, dans mon laboratoire, nous ayons obtenu le beau résultat. Peut-être aimerions-nous le faire savoir aux médias. Éventuellement, si le résultat est vraiment remarquable, nous penserions à convoquer une conférence de presse, mais l’idée de faire annoncer celle-ci à Berne par la secrétaire d’État pour la recherche, paraîtrait bien étrange. C’est pourtant ce qui s’est passé aux États-Unis le 13 décembre quand la secrétaire du puissant département de l’énergie dévoila le résultat juste avant qu’il soit expliqué en conférence de presse par les chercheurs. Habilement, elle parla surtout de l’énergie abondante et propre que promet la fusion. Dans la suite, l’aspect militaire ne fut pas complètement mis sous le tapis, mais le fait est que, dans la presse mondiale – et probablement chez vous aussi lecteur – ce qui est ressorti, c’est la beauté de l’énergie du soleil que les Américains vont bientôt mettre à disposition du monde entier pour le bonheur de tous.

Comment en est-on arrivé à cela, et pourquoi ? Moi aussi j’ai de la peine à y voir clair ; il m’a fallu du temps. Un ami qui en sait plus que moi à propos de politique des sciences, m’a suggéré une intéressante explication. En ces temps où il y a la guerre en Ukraine et où Poutine menace de faire usage d’armes nucléaires, il est bien compliqué pour les Américains de vanter leurs succès avec des micro bombes réalisées en laboratoire. Comment faire comprendre au monde qu’on est les meilleurs sans pour autant se montrer belliqueux ?

Finalement, ne faut-il pas regarder toute cette histoire comme une master classe en désinformation politique et la triste preuve que nos médias manquent cruellement de journalistes scientifiques ?