Dans la Rome antique, Caton ajoutait à toutes sauces sa conviction qu’il fallait détruire Carthage. Cela devait être un peu barbant à la longue. Quant à moi, dès que j’ouvre le bec, j’ajoute : « il est vital et urgent de sauver la vie et le climat ».
Voilà, c’est fait, je l’ai redit.

 

Un phénomène mystérieux qui devient un peu compréhensible est pour moi l’objet d’une vraie satisfaction. Un récent article (Ref. 2) m’a joliment donné ce plaisir que je vais essayer de partager. Il s’agit de trous noirs (TNs).

Le principe est simple. Un objet s’élevant de la surface de la Terre à plus de 11,2 km/s n’y retombe jamais.  Le Soleil est plus lourd, sa vitesse de libération est de 600 km/s.  Imaginons un objet si lourd et si concentré que même la lumière ne peut s’en échapper. Voilà, nous venons d’inventer le trou noir. Nous ne sommes pas les premiers, par exemple, l’astronome français Laplace l’avait imaginé en 1799 (Ref. 3). L’idée s’est précisée en 1905 quand Einstein a conçu la relativité restreinte (RR) qui démontre que rien ne peut aller plus vite que la lumière. Une première conséquence de cette théorie nous fait savoir que le bon sens commun nous trompe quand il nous dit que les vitesses s’additionnent. Ainsi, si je cours à 10km/h dans un train qui roule à 100km/h, ma vitesse n’est pas 110 km/h. Oh, il ne manque pas grand-chose, ma vie quotidienne n’en est guère affectée – sauf un peu dans mon GPS – mais ce fait nous force à admettre que la physique ne suit pas le sens commun. Dans le cas de la relativité restreinte, moyennant un peu de travail et des connaissances mathématiques de niveau gymnasial, chacun peut comprendre pourquoi il en est ainsi. Même si la nature nous étonne, elle n’est pas mystérieuse.

Dix ans après la relativité restreinte, Einstein en remet une couche, hénaurme ! C’est la relativité générale. Je n’y ai jamais compris grand-chose. Il faut dire que je n’ai pas suivi de cours sur le sujet durant mes études de physique – ni plus tard –  et je n’ai jamais acquis les bases mathématiques qui forment le fondement de cette théorie. Je le regrette et je suis bien souvent titillé par les nouvelles que mes journaux rapportent à son propos. Il faut dire que, probablement à cause de son aspect tellement mystérieux, le sujet est attirant et les médias aiment en parler. Comme moi, vous avez peut-être suivi l’évolution de la pensée de Stephen Hawking, ce génial physicien déformé par la maladie de Charcot qui a pu se convaincre et convaincre le monde que, finalement, les TNs ne sont pas complètement noirs ; ils s’évaporent. Je m’en fiche un peu, car l’être mathématique qu’est le rayonnement de Hawking m’est intellectuellement hors d’atteinte et sa conséquence physique qui pourrait amener un TN à disparaître dans 1060 années ne me fait pas flipper.

Je flippe davantage avec un autre problème de TN que je ne résiste pas à mentionner.  La physique nous assure que l’énergie totale d’un système fermé est toujours conservée, comme aussi l’information qu’il contient. Alors, lors de la formation d’un TN, où passent cette énergie et cette information qui soudain sortent de l’univers accessible ? Réponse : elles ne peuvent être que dans ce que le TN laisse « chez nous », c’est à dire, la surface de son horizon. Bizarre ! De l’énergie et de l’information, c’est-à-dire des choses qui se décrivent normalement dans un volume, se réduisent tout à coup à une surface. Un monde à trois dimensions en perd une. Ça veut dire quoi ?

Tout ceci est bien abstrait. J’aime la physique expérimentale, celle que l’on peut confronter à l’observation. Heureusement, depuis peu, les TNs prennent de la consistance. Par un admirable tour de force technologique,  il a été possible de faire l’image de deux  d’entre eux. L’un s’appelle Sagittarius A* (Sgr A*), il est au centre de notre galaxie, sa masse est  4 millions de fois celle du Soleil, il n’est pas loin, à peine 30’000 années-lumière. L’autre, M87*, est un peu plus loin, 50 millions d’années-lumière, mais comme il est plus énorme encore, 6 milliards de fois la masse du Soleil, on a pu le voir tout aussi bien. Sa photo est en tête de cet article. Depuis, le flot de données s’amplifie et la connaissance de ces étranges objets progresse rapidement.

Les TNs sont communs dans l’univers. Ils se forment « automatiquement » à la fin de la vie de beaucoup d’étoiles lorsque la pression de radiations émises par le feu nucléaire au centre de l’astre n’est plus capable de retenir le poids des couches superficielles. Vient alors un effondrement catastrophique durant lequel toute la matière résiduelle de l’étoile se transforme en une soupe hyperdense de neutrons de seulement quelques dizaines de km de diamètre. Un trou noir en résulte si la masse initiale est suffisamment grande et le diamètre résiduel suffisamment petit.

Il existe une autre forme de TN dont l’origine est certainement différente. Ils sont des millions ou des milliards de fois plus lourds; ils sont au centre de la plupart des galaxies dont ils régissent la forme et l’évolution. Actuellement, on ne comprend pas comment ils ont pu se former déjà très tôt dans l’histoire de l’univers. Tant pis ! Par contre, comme ils sont gros et que certains sont relativement proches, c’est eux que l’on observe le mieux.

Il n’empêche que, depuis chez nous, ces TNs supermassifs restent très petits.  Le diamètre apparent de Sgr A*, comme celui de M87*, correspond à peu près à celui d’une balle de tennis sur la Lune. Cela est bien trop petit, même pour le télescope spatial James-Webb. Le truc utilisé est subtil et techniquement admirable. La résolution d’un télescope est définie par son ouverture et la longueur d’onde de la lumière utilisée. Pour le télescope spatial, ces valeurs sont respectivement de 6,5m et 1µm, selon le mode d’imagerie utilisé. C’est bien mais, pour un TN, il faut 100 fois mieux. Le système qui en a produit des images s’appelle « Event Horizon Telescope » (EHT). Il s’agit d’une combinaison de radiotélescopes opérants avec des ondes radio ultra-courtes de 1 mm, choisies parce que notre atmosphère et le milieu interstellaire y sont bien transparents. Le diamètre de ces radiotélescopes est de l’ordre d’une dizaine de mètres, bien trop peu pour obtenir la résolution désirée. Le truc consiste alors à combiner le signal de plusieurs d’entre eux pour faire comme s’ils ne formaient qu’un seul instrument. Pour cela, il est évidemment nécessaire de connaître leur position relative avec une précision bien meilleure que la longueur d’onde (1mm). On conçoit que ceci est faisable pour des antennes adjacentes ou proches. EHT réalise ce tour de force avec une panoplie de télescopes répartis dans le monde entier, y compris au pôle Sud. Ainsi, l’ouverture correspondante du système n’est limitée que par la dimension de la terre. C’est prodigieux !

Un deuxième système s’appelle GRAVITY. Il est presque aussi étonnant. Il combine, sur un haut plateau du Chili, 4 télescopes de 8m d’ouverture opérant dans l’infrarouge à 1µm de longueur d’onde. Combinés, ils simulent un seul instrument dont la résolution est dix fois meilleure. Elle n’est pas aussi bonne que celle de EHT, mais les informations que fournit GRAVITY complémentent les premières pour étudier la physique de ce qui se passe un peu plus loin autour de l’horizon du TN.

Alors, que disent ces données ? La plupart me dépassent, mais laissez-moi mentionner quelques points qui me semblent à peu près compréhensibles.

  • Pour commencer, on peut relever que les images obtenues jusqu’ici montrent une tache sombre entourée d’un anneau de lumière. Surprise ? D’habitude, quand on regarde un corps céleste, par exemple le Soleil ou la Lune, c’est la lumière qu’il émet ou qu’il réfléchit que l’on voit. Rien de tel pour un TN ; il n’émet rien et avale tout ce qui lui tombe dessus. C’est un trou noir dans le nuage de matière que fait briller les forces que le TN génère.
  • Le tore de lumière que l’on voit autour du TN ne nous arrive pas, simplement, tout droit. Il faut garder à l’esprit que ce ne sont pas les rayons de lumières qui sont déviés, c’est l’espace lui-même qui est tordu par la masse du TN selon les indigestes équations de la relativité générale. Toutefois, comme nous l’explique très bien l’article dont il est question ici, un TN est simple dans ces équations. Avec deux paramètres, tout est dit. Il s’agit de sa masse et de quelque chose qui représente sa rotation. En principe il faudrait aussi connaître sa charge électrique, mais, semble-t-il, celle-ci n’apparaît pas dans les observations actuelles. Cette simplification est remarquable. Pensons à tout ce qu’il y a à dire sur la lumière qui nous apporte l’image du Soleil ou de la Lune, les taches, les éruptions, les cratères, les mers, tout ! Pour un TN, deux nombres à introduire dans les équations, après, reste le calcul. Il n’est pas simple. Il suggère, par exemple, d’étranges « orbites » de photons « tournant » autour du TN. Il explique aussi pourquoi le tore que l’on voit n’est pas régulier. Il s’agit d’un effet lié à sa rotation. La lumière produite d’un côté du tore s’éloigne de nous, de l’autre, elle s’approche. L’effet Doppler explique ce que nous voyons.
  • Ce fameux tore sur les images a son origine dans la matière du disque d’accrétion qui tourne d’autant plus violemment qu’il s’approche de l’horizon du TN. Finalement c’est à la vitesse de la lumière que la matière disparaît associée à l’énergie d’Einstein mc2. On constate pourtant que l’énorme TN n’avale pas si vite la matière qui l’entoure. Il n’émet pas tellement d’énergie, le disque d’accrétion est étonnement stable. Ce disque, bien sûr, n’est pas formé de planètes tournant gentiment, pas même d’atomes, seulement un plasma d’électrons et d’ions – essentiellement de l’hydrogène, c’est-à-dire, des protons.  C’est dans ce milieu que se déroule la physique qui produit les ondes électromagnétiques millimétriques que détecte EHC et les rayons infrarouges que voit GRAVITY. Reste ensuite pour les physiciens à comprendre ce qui se passe là-haut. Ils ont de la peine. Apparemment, le modèle qui a cours actuellement fait appel à deux plasmas relativement indépendants, mais à des températures différentes. L’un est formé d’électrons, l’autre de protons. Cette étrange dichotomie pose immédiatement la question de sa stabilité. Comment ces deux ensembles imbriqués peuvent-ils cohabiter sans se fondre l’un dans l’autre ?
    Cette question, peut-être, vous fait penser à une autre, plus près de chez nous. Il s’agit de fusion nucléaire. Pour réaliser sur Terre cette source d’énergie que l’on dit propre et sans limite, la méthode sur laquelle se concentre la recherche actuelle consiste à créer un plasma torique que l’on essaie de stabiliser par des champs électromagnétiques convenables. On appelle ce genre de machine un Tokamac. Sa réalisation est difficile. Se pourrait-il que l’étude du plasma que nous observons autour des TNs, et dont la stabilité nous étonne, puisse aider à mieux faire fonctionner les Tokamacs que l’on tente laborieusement à faire fonctionner sur Terre ?
  • Il y a mieux. La physique fait face à un problème fondamental. Pour les grandes dimensions, celles de la cosmologie, elle dispose d’une théorie qui semble parfaite : la relativité générale. Pour les petites dimensions, celle de la chimie et des particules subatomiques, c’est l’électrodynamique quantique qui résout tout. À elle aussi, on ne trouve rien à reprocher. Pourtant, ensemble, les deux théories sont incompatibles. Il n’est pas possible d’exprimer la mécanique quantique dans le monde de la gravitation et l’inverse non plus. Il faut dire que l’expérimentation aux confins des deux théories est difficile. Imaginez l’expérience : comme au CERN, observons une réaction avec des particules élémentaires ; ceci fait, retournons le laboratoire de haut en bas afin d’inverser l’action de la gravitation et refaisons l’expérience dans l’espoir d’observer une différence. Bon ! L’expérience paraît laborieuse, mais ceci n’est pas le pire, la gravitation chez nous est tellement faible par rapport aux forces de la mécanique quantique qu’il va nous manquer un facteur 1030 pour avoir la chance d’observer un effet. Que faire alors pour approcher la gravitation quantique ? Une voie de sortie possible pourrait apparaître si l’électrodynamique quantique était prise en défaut ; si quelque part, dans une expérience, le résultat ne collait pas avec la bonne théorie. L’espoir serait alors que l’origine de la discrépance serait liée à l’incompatibilité des deux théories. Malheureusement, au CERN, comme dans tous les laboratoires semblables, l’électrodynamique quantique semble résister à toutes les tentatives de la falsifier.
    Que faire alors ? C’est facile, on continue ! Le LHC (Large Hadron Collider) dans son tunnel de 27km n’a pas apporté la révolution espérée ; on reprend le même plan, en plus grand, en plus fort… et en plus cher; ce sera peut-être le FCC, Future Circular Collider, dans son tunnel de 100km. Apportera-t-il la solution ? Je n‘en sais rien, mais s’il m’était donné de décider pour ou contre le FCC, je voterais en tous cas pour le CERN parce que, dans l’histoire humaine, cette admirable institution représente, à ma connaissance, le plus grand effort collaboratif destiné à l’acquisition de savoir pour tous plutôt que du fric pour certains.

Quant à l’incohérence fondamentale des lois de la mécanique quantique avec celles de la gravitation, je propose de redoubler d’efforts en vue de comprendre l’origine des ondes que nous envoie le voisinage des trous noirs. Elles proviennent du plus formidable laboratoire d’expérimentation de physique quantique en condition de gravitation extrême. À nous d’en profiter.

Références :

1) Event Horizon Telescope Collaboration (2019). M 87. Imaging the central supermassive black hole. Astrophys. J. Lett., 875(4).

2) Narayan, R., & Quataert, E. (2023). Black holes up close. Nature, 615(7953), 597 – 604. doi:10.1038/s41586-023-05768-4

3) Laplace, P. S. (1799). Beweiss des Satzes, dass die anziehende Kraft bei einem Weltkörper so gros sein könne dass das Licht davon nicht ausströmen kann. Allg. Geogr. Ephemer., 4, 1 – 6.