Recenssion : René Passet

René Passet. Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire.  LLL, 2010.
(Toujours sans bibliographie pour cause de blocage temporaire de l’application).

Pour mon Blog, semble-t-il, ce sont les femmes qui m’inspirent. Marianne m’avait obligé à clarifier qu’une métaphore, utile façon de s’exprimer, n’est pas un modèle qui lui se veut prédictif de la réalité. Laurée, au cours des étapes vers Genève, m’avait tenu au courant de ses progrès dans le gros bouquin de René Passet; 927 pages ; je les ai lues de la première à la dernière, démontrant ainsi tout l’intérêt que j’y ai trouvé. 
Ma synthèse : l’économie est trompeuse en voulant nous faire croire qu’elle est une science et Passet est ambigu dans ses métaphores scientifiques qu’il développe comme des modèles.

Le livre de René Passet est une vaste mine d’informations critiques, enracinée dans l’histoire, jusque dans la préhistoire, pour une ambitieuse synthèse entre l’économie et les sciences naturelles. J’y ai découvert, par exemple, que la certitude d’être les meilleurs, qu’affirment nos collègues de HEC, prend ses racines au temps où l’ « École de Lausanne » était vraiment importante. C’était quand Walras et Pareto réussissaient à faire croire que l’économie est une affaire de mathématique (p. 402). Walras aurait aussi voulu qu’elle soit morale. Pour ça, c’est loupé. L s 500 pages suivantes détaillent le tragique succès de l’économie amorale. J’avais des idées fort vagues sur F. von Hayek, un darwiniste social pur et dur, traumatisé par la marche de son pays, l’Autriche, vers le nazisme, et pensant que le fascisme est la suite naturelle du socialisme ; mêmes idées vagues sur la puissante montée du néolibéralisme vers sa crise structurelle actuelle. J’y vois plus clair et j’ai, avec ce livre, une source d’information où je saurai revenir.  Toutefois, Passet me dérange.

Ma première gêne concerne cette prétention à ancrer  ’économie dans les sciences de la nature, la physique en particulier. En fait, un bon tiers du livre est consacré à l’histoire et la substance des sciences. La thermodynamique y a une place de choix. Je n’y ai pas trouvé la formule G=E-TS que je citais dans ma rubrique « Structure de la retraite », mais la formule du rendement thermodynamique R=1-(T1/T2) discutée à la page 369 la vaut bien. Malheureusement, comme Marianne me l’a fait préciser, la relation entre l’organisation de la retraite et l’entropie est au moins aussi scabreuse que la relation entre l’économie et la thermodynamique longuement développées par Passet. Je ne crois pas qu’un modèle thermodynamique de l’économie puisse être euristique. L’incapacité des économistes à maitriser leurs constructions et significative à ce propos. Par contre, la métaphore naturaliste est une utile façon d’exprimer la représentation que l’un a pu se faire de la réalité. Elle peut aider à penser et à dire, mais elle n’est pas un modèle (ou un isomorphisme, comme dirait François Conne). Entre modèle et métaphore, je n’arrive pas à situer Passet ni à voir où il veut en venir.

Ceci est une interrogation, mais il y a aussi quelques cas où je peux évaluer l’analyse que Passet nous propose pour la relation entre science et économie ; ça ne me fait pas plaisir. Ainsi quand il introduit la sociobiologie, Passet intègre sans nuance la fallacie naturaliste, c’est à dire l’idée que les lois de la nature sont aussi les justes lois sociales. Ce n’est pas qu’il prône lui-même que la sélection darwinienne est la juste règle pour les sociétés humaines – au contraire –, mais il croit – ou fait semblant de croire – que les biologistes qui étudient l’évolution sont automatiquement des darwinistes sociaux. Je ressens comme insultant, mais surtout comme stupide, d’identifier la pensée de Wilson (1975) à celle de F. von Hayek ou de M. Friedman (p 822 et suivantes)(voir note).

Ma deuxième gêne s’exprime par un sentiment d’étonnement. Passet ne manque-t-il pas des éléments essentiels dans son effort de transdisciplinarité ? Se peut-il que son analyse soit, finalement, assez pauvre ?

Je bute en particulier sur la notion d’innovation. Pour moi, celle-ci consiste à «découvrir quelques fragments de la réalité pour en faire quelque chose». Ce quelque chose peut se limiter à une meilleure connaissance du réel – c’est la recherche fondamentale – ou alors, il peut déboucher sur une réalisation pratique – là interviennent la recherche appliquée et le développement ; finalement vient la question de la commercialisation.  Chez les Dub de Morges, nous pensons que depuis les artisans créatifs du néolithique, en passant par les participants au projet Manhattan, jusqu’aux éventuels créateurs du futur ordinateur quantique, ce sont les chercheurs-inventeurs qui sont, pour le meilleur ou pour le pire, les faiseurs d’innovation et les premiers déterminants de ce que sont et deviendront nos sociétés. La recherche fut mon métier; Gilles et Lucy sont aussi, à leur façon, des professionnels de la recherche. Le sujet nous tient à cœur.

Les vues de Passet sont très différentes. L’innovation pour lui, semble se limiter à son aspect commercial selon une définition qu’il cite de Schlumpeter (p 746 ss). : « … l’innovation peut revêtir cinq formes : 1. Fabrication d’un bien nouveau ; […] 2. Introduction d’une méthode de production nouvelle ; […] 3. Ouverture d’un débouché nouveau ; […] », etc. Bizarre ! Comment peut-on faire l’impasse sur la recherche et le développement technique ? J’aurai aimé lire, par exemple, comment, par la géométrie, a pu être établie la règlementation des surfaces cultivables en Mésopotamie; comment, vers le 17e siècle, l’organisation des sociétés savantes a accéléré le rythme des développements industriel ; comment sont arrivée les mégaprojets scientifiques du genre Manhattan, Appolo, CERN ou ITER.

Aujourd’hui, la recherche est malade de la finance. À mon petit niveau, cela a fait que, arrivé à la retraite, j’ai choisi de m’installer dans le bureau qui m’était offert au DEE, le département d’écologie et d’évolution, moins atteint par la maladie, plutôt qu’au CIG, centre intégratif de génomique, dont j’étais naturellement plus proche, mais où le mal m’avait semblé plus avancé.  Au niveau global, on peut citer les magnifiques potentialités des OGM, fichu en l’air par la finalité du seul profit. Zut alors ! Que dire enfin de l’avenir de l’homme ouvert à ce que pourront en faire la génétique et les neurosciences? Aïe, le bizness du transhumanisme n’est pas prometteur ! Je suis surpris de ne rien trouver de cela dans le livre de Passet.

Se peut-il, tout simplement, que son monde étant celui de l’économie, Passet n’en sorte guère malgré tous ses efforts ? Une fois de plus, on le constate, l’interdisciplinarité est diablement difficile. C’est surement notre cerveau qui est trop petit, ou plutôt, c’est qu’il nous en faudrait plusieurs. Transhumanisme encore ?

À propos, le dialogue entre les deux hémisphères de notre propre cerveau, comme aussi le dialogue interpersonnel ne sont-ils pas d’intéressants proxis du cerveau multiple ?  Eux, pour en tirer avantage, il n’y a pas besoin d’attendre.

Bibliographie

R. Passet (2010)

E.O. Wilson (1975) Sociobiology : The New Synthesis.

Note

(1) À la fin des années 90, des biologistes évolutionnistes de la section de biologie de l’UNIL avaient proposé que le titre de Dr. honoris causa soit conféré à E.O. Wilson, le chercheur généralement considéré comme le créateur de la sociobiologie. Je connais bien l’affaire puisque j’étais président de la section à cette époque. La proposition souleva de fortes vagues du côté des sciences humaines et pas mal de coups bas. L’un d’entre eux était une fameuse lettre (que nous n’avons jamais vue) adressée au rectorat, argumentant que, ayant conféré le titre de Dr. honoris causa à Mussolini vers 1930, il serait bon de ne pas répéter l’erreur.  La nomination de Wilson est tombée à l’eau, mais le séminaire interdisciplinaire « Déterminismes et Liberté », que nous avions mis sur pied pour faire face au blocage, a certainement contribué au développement du programme Science et Société qui est devenu important à l’UNIL.