Rouge-gorge

J’aime la science et chaque fois qu’elle me fait comprendre quelque chose j’y prends un plaisir physiologique.  J’aime aussi partager ce plaisir.  Alors, de temps en temps, je distribue à mes amis un petits rapport sur mes « découvertes ». Le blog du temps me semble un bon canal pour partager ce plaisir.

Boussole et carte.

Connaissez-vous la vie voyageuse du coucou ? Le plus souvent, il passe la saison froide en Afrique et nous revient vers fin mars pour se reproduire. La femelle dépose chacun de ses œufs dans autant de nids différents d’autres espèces. Après quoi, elle ne s’en occupe plus. Vers la mi-été, les adultes retournent solitairement à leur station d’hiver, précédant de quelques semaines les jeunes de l’année qui voyagent seuls vers la même destination.

Comment font-ils pour diriger leur vol solitaire jusqu’à la forêt inconnue de parents qu’ils n’ont jamais vu ? Ces simples observations le prouvent ; certains animaux sont équipés d’une boussole fiable et d’une carte précise.

 

Magnétoreception.

Les coucous ne sont pas les seuls à bénéficier de ce genre de compétences. On retrouve ces dernières sous diverses formes chez beaucoup d’oiseaux, de poissons, d’insectes, peut-être même un peu chez l’homme, mais certainement aussi chez notre sympathique rouge-gorge. Depuis longtemps, on sait que cette faculté d’orientation est largement basée sur la capacité de percevoir le faible champ magnétique terrestre, mais la magnétoreception – c’est ainsi que l’on désigne ce 6e sens – reste une énigme. Deux hypothèses dominent. La première est basée sur les microscopiques cristaux ferromagnétiques que l’on retrouve dans certaines cellules des espèces sensibles. (J’en ai vu moi-même par hasard dans une préparation de cellules cérébrales humaines.) On peut alors imaginer que le mouvement de ces cristaux, provoqué par le changement de direction de l’animal dans le champ magnétique terrestre, induit des forces que des protéines spécialisées (on en connaît) captent et transforment en un signal exprimé dans la cellule.

L’autre hypothèse, qui n’exclut pas la première, fait appel à la physique quantique. À ce propos, il y a des choses intéressantes à dire.

 

Physique classique ou physique quantique ?

De la physique, nous en savons tous quelque chose. Le footballeur est bien capable de prévoir la trajectoire du ballon qu’il veut intercepter et vous-même connaissez assez bien ce que votre environnement vous fait et ce que vous pouvez faire sur lui. Il s’agit de la physique classique. Depuis la première moitié du siècle passé, une autre physique a été développée, la physique quantique dont Feynman disait (il en est un des créateurs, bien connu pour avoir produit les trois volumes qui ont assuré la formation d’une pleine génération de physicien – la mienne): « Si quelqu’un me dit que la physique quantique lui est familière, je sais alors qu’il n’y a rien compris. » Le problème est que la physique quantitative n’est absolument pas intuitive et qu’elle est terriblement difficile à manipuler. Elle est aussi (presque) inutile à notre vie quotidienne, comme l’est (presque) la relativité générale d’Einstein lorsqu’il s’agit  du temps et de l’espace. En 1944, Schrödinger – l’homme de l’équation qui porte son nom – écrivit un fameux petit bouquin « What is life ? » – qu’est-ce que la vie ?

http://www.whatislife.ie/downloads/What-is-Life.pdf

Il y disait toute sorte de choses très malines, mais surtout il insistait sur le fait que l’avenir de la biologie passait obligatoirement par la physique quantique. Le livre impressionna les physiciens, mais ne toucha guère la cohorte de ceux qui créèrent la biologie moléculaire dès les années d’après guerre. Pragmatiques, ceux-ci en restèrent à la physique classique, proche de l’intuition. Cinquante ans plus tard, avec les incroyables succès que l’on sait, on en est à peu près encore là. L’étudiant en biologie d’aujourd’hui néglige le plus souvent la physique quantique ; il ne s’en porte pas plus mal.

Pourtant, Schrödinger a certainement raison. La nature profonde est décrite par la physique quantique, et non par la « simpliste » physique classique. Il faudra bien qu’une fois, la première s’impose. Ne simplifions pas trop, mais l’affaire du rouge-gorge illustre peut-être ce moment.

 

Chimie quantique

Une protéine appelée cryptochrome se retrouve sous différentes formes dans différents tissus animaux. On sait qu’elle joue un rôle dans le rythme circadien. Il y a des évidences que sa présence dans la rétine des oiseaux migrateurs pourrait être associée à la fonction de boussole magnétique. Travaillant sur le rouge-gorge dont on connaît la sûreté des migrations nocturnes, un article récent de Nature (réf. 1 et 2), rapporte les résultats d’une remarquable collaboration interdisciplinaire démontrant de manière convaincante qu’une forme de cryptochrome de l’œil ( ErCRY4) est nécessaire à la magnétoreception de cet oiseau et apporte des éléments nouveaux sur le mécanisme sous-jacent. Au cœur du processus se trouve un acide aminé de ErCRY4 auquel est attachée la molécule FAD – une molécule très réactive dont on connaît le rôle dans de nombreux processus biologiques. Il arrive que, frappant au coeur de ce complexe, un photon (grain de lumière) bouscule un électron (charge -) créant ainsi une paire de radicaux +/- . Ce déséquilibre de charge – on l’appelle un dipôle – est toujours sensible au champ électrique, mais, généralement, un champ magnétique ne lui fait aucun effet. Il en faut plus pour que le complexe devienne un élément d’une boussole.

La suite devient compliquée. C’est ici qu’interviennent la pure mécanique quantique et l’étrange notion de spin que l’on peut essayer de représenter classiquement par la rotation d’une charge sur elle-même. C’est un effet magnétique. Pour l’électron, le spin vaut ½, dans un sens ou dans l’autre. Deux électrons sont impliqués dans les radicaux que la lumière excite dans ErCRY4-FAD. Si leurs spins sont parallèles, leur somme vaut 1 et correspond à un petit champ magnétique sur lequel agit le champ magnétique terrestre. Toutefois, l’effet est beaucoup trop faible pour aligner les deux champs. Si les spins sont antiparallèles, leur somme est nulle et le radical n’est pas magnétique. Chimiquement, ces deux états sont différents, ils n’agissent pas de la même façon sur ce qui les entoure. Pour compliquer l’affaire, il faut savoir que les deux états de spin existant dans les radicaux issus d’ErCRY4-FAD ne sont pas stables, ils oscillent de l’un à l’autre des millions de fois par seconde. Ainsi nous nous trouvons avec cette furieuse ronde entre les deux états de spin, dont l’un tend à s’orienter – un tout petit peu – dans la direction du champ magnétique terrestre, alors que l’autre n’est pas influencé. Quel est l’état du complexe après des millions de tours de cette oscillation ? Le résultat le plus remarquable du travail présenté ici est que la chimie qui suit la formation de la paire de radicaux après l’excitation de ErCRY4-FAD par la lumière est significativement influencée par la présence ou l’absence du champ magnétique terrestre. De là à transformer cet effet chimique en un signal physiologique permettant au rouge-gorge de savoir où il est et où il va est encore une tout autre affaire, mais la pierre de base est posée. Reste à construire l’édifice dont, pour le moment, on n’en sait encore presque rien.

 

Remarque.

Bravo à Heidi news qui dirige ses lecteurs vers un article du Monde présentant le résultat rapporté ci-dessus.  Mieux qu’ici sans doute, l’explication est compréhensible et la lecture en est agréable. Bravo aux journalistes scientifiques qui connaissent leur métier.

 

  • Xu, J., Jarocha, L. E., Zollitsch, T., Konowalczyk, M., Henbest, K. B., Richert, S., . . . Hore, P. J. (2021). Magnetic sensitivity of cryptochrome 4 from a migratory songbird. Nature, 594(7864), 535-540. https://doi.org/10.1038/s41586-021-03618-9
  • Warrant, E. J. (2021). Unravelling the enigma of bird magnetoreception. Nature, 594(7864), 497-498. https://doi.org/10.1038/d41586-021-01596-6.